Avenir d'Arcachon N° 2435 du 2/10/1898
Accident de chemin de fer – Dans la
nuit du dimanche 25 septembre le train du soir, partant à 10
heures 15 de Bordeaux, a tamponné en gare de Gujan
le train qui part d'Arcachon à 10 heures 50 et qui était
garé pour laisser passer l'autre. L'accident qui
se produisit à 11 heures 10, résulte d'une
fausse manœuvre de l'aiguilleur. A toute vitesse, le train
de Bordeaux aborda le train d'Arcachon, qui nous l'avons
dit, était arrêté et les deux machines
télescopèrent.
Dans le train de Bordeaux ne
se trouvaient que sept voyageurs ; et onze dans le train
venant d'Arcachon ; ce dernier ne contenant que le reliquat
des voyageurs, que n'avaient pas emporté les précédents trains
de plaisir, qui jusqu'à dix heures étaient
partis bondés d'Arcachon.
Il n'y a pas eu de morts.
Les dégâts matériels sont très
importants.
Les deux machines télescopèrent, la locomotive
du train tamponné fut projetée hors-rails
tandis que la machine du train abordeur n'a pas été jetée
en dehors de la voie. Nous avons compté pour le
train d'Arcachon trois wagons de 1 re , 2 e et 3 e classe
et un fourgon de bagages broyés ; et pour le train
de Bordeaux trois wagons. L'express de Bordeaux marchait à une
vitesse de 60 kilomètres à l'heure. L'aiguilleur,
cause de l'accident, est un très brave homme, qui
compte 23 ans de service dans la compagnie ; mais qui,
ce soir là par suite de fatigue, s'était
sans doute laissé gagner par le sommeil.
Le choc fut si violent que
dans les maisons de Mestras voisines de la gare, on entendit
le bruit et que l'on crut bien à un accident de chemin de fer, mais que n'entendant
pas de cris, les gens se rendormirent, jusqu'à ce
que le mouvement des employés de la gare les appela
sur le lieu de l'accident.
Voici le nom des blessés.
M. Radicé dit Aaris, demeurant rue du Saujon 62 à Bordeaux
et qui était dans le train venant de Bordeaux.
M. Rivière demeurant rue de Landiras à Bordeaux,
sub-luxation de l'articulation coxo-fémorale gauche.
M. Plantié demeurant rue des Polygones à Bordeaux,
plaie linéaire de la paupière, sans gravité.
M. Langlois, mécanicien du train venant d'Arcachon,
contusions du thorax, alité à Gujan, chez
son beau-frère M. Dupuch.
M. Mounolle chauffeur du train
d'Arcachon, nous l'avons vu alité en gare, fractures de côtes. C'est
le plus grièvement blessé.
M. Laclotte chef du train d'Arcachon, douleurs contuses
du thorax.
M. Pierre Jugla matelot du vapeur Ville d'Arcachon ,
contusions profondes à la poitrine, alité en
gare.
Les soins ont été donnés avec le
plus grand dévouement par MM. les docteurs Bézian
et Dufour, qui n'hésitaient pas, quand nous sommes
allés lundi à la première heure, sur
le lieu de l'accident, de déclarer qu'il n'y avait
pour aucun, danger de mort imminente.
Nous avons trouvé à cette
heure, M. Bouffard secrétaire général
de la Gironde, M. Lechat inspecteur principal des chemins
de fer, M. Mangenot inspecteur ordinaire, M. Nentien ingénieur
des mines chargé du contrôle, M. Lasserre
commissaire de surveillance administrative, M. Flottes
ingénieur
de la voie, M. Dumora suppléant de M. le Juge de
paix du Canton, M. Veyrier-Montagnères conseiller
général, maire d'Arcachon, M. Edouard Larroque
maire de Gujan-Mestras.
Ceux-ci insistent pour nous
exposer, combien à la
suite de cet accident, la nécessité d'une
double voie entre Lamothe et Arcachon, s'impose de plus
en plus. Il y a longtemps que cette création est
admise en principe. Il était impossible, qu'à côté de
la règle vint s'appuyer un exemple plus frappant
de l'urgente nécessité de sa réalisation.
Il est a souhaiter que la Compagnie
du Midi toujours favorablement disposée à améliorer une voie aussi
importante de son réseau, que celle qui relie Bordeaux à Arcachon,
et aussi Arcachon avec les trains d'Espagne par Lamothe-Facture
; n'hésite pas à faire construire enfin cette
double voie, si souvent et depuis tant de temps demandée.
Avenir d'Arcachon N° 2435 du 2/10/1898
L'aiguilleur – Le regretté Guy
de Maupassant avait sous ce titre fait paraître dans
le journal Le Gaulois, vers 1882, une nouvelle à la
main, que je vais vous compter plus brièvement mais
moins bien que lui.
Sur une ligne de chemin de
fer longeant les précipices
des Pyrénées, le père Guillemin est
aiguilleur. Il a une fille, Marie, âgée de
huit ans. Il n'a qu'elle d'enfants, il est veuf, et toute
l'affection du pauvre vieux s'est reportée sur la
petite. Ils habitent une cabane. Ils ont un âne.
La fillette monte sur l'âne et va dans la montagne.
Un jour, au soleil tombant,
l'aiguilleur est à son
poste, un peu plus haut que le passage à niveau.
Il attend car l'express va passer, il faudra appuyer sur
l'aiguille pour donner la voie.
Le train siffle, siffle, la
locomotive apparaît
avec son plumet de fumée.
Justes cieux ! Au moment où le train arrive, l'aiguilleur
aperçoit la petite Marie qui passe sur son âne
en chantant. Elle ne voit pas le train, elle s'engage sur
la ligne de chemin de fer pour traverser.
L'éclair électrique
de l'idée dit à l'aiguilleur
: "N'aiguille pas ! L'express gardera sa même voie
; mais c'est une ligne coupée et sans bout au bord
d'un précipice ; la locomotive, les wagons, les
voyageurs, tout le train disparaîtra dans l'abîme;
et quand demain l'accident de chemin de fer sera connu,
on viendra disputer les cadavres et les débris,
aux eaux grondantes du Gave, qu'on entend rouler tout au
fond de la vallée ! N'aiguille pas ! Sauve ton enfant
; tant pis pour les autres ! !"
La voix de la conscience lui
dit tout bas : "Homme ! fais
ton devoir."
Et le vieil aiguilleur, pâle
comme la mort, fermant les yeux, appuie fermement des
deux mains sur l'aiguille…
Et le train vainqueur, le train
sauvé, s'enfuit
en sifflant de joie, avec son panache de fumée noire
et bleue…
Quelques heures après, un surveillant passant par
là, trouva le pauvre aiguilleur couché sur
le cadavre méconnaissable d'une petite fille écrasée.
Il fallut conduire cet aiguilleur dans une maison de fous.
Pourquoi donc vous ai-je conté cette
histoire ?
Messieurs les Juges, pardonnez-moi,
si j'ai fatigué votre
attention par le précédent récit.
Je plaide en faveur d'un aiguilleur
aussi, qui après
vingt-trois ans de service irréprochable, s'est
endormi un instant au pied de son instrument de travail.
Un grand malheur en est résulté.
Cet homme n'a pas failli à son devoir par négligence
ni par retard ; il n'était pas ivre ; depuis plus
de 12 heures, de jour comme de nuit, il travaillait.
Le démocrate dit : "Le travail
c'est la liberté".
Le bourgeois dit: "Le travail c'est l'honneur".
Ces deux maximes sont également vraies ; bien que
parfois la futile arrogance ou la basse envie, jalousent
l'honnêteté de le penser et le courage de
le dire.
L'ouvrier, l'artisan, l'homme
de peine, qui gagne laborieusement son pain quotidien, à la sueur de son front, par
l'effort de ses bras, ne peut-il, quand sa faute est involontaire,
espérer la pitié des circonstances atténuantes
?
Il sera quelque temps incarcéré,
si la sauvegarde du public et les lois veulent un exemple
correctionnel.
Mais vous contresignerez sa
demande en grâce, pour
que sa pension de retraite ne lui soit point enlevée.
Les tortures morales qu'il
a endurées, le remord
d'avoir été l'auteur inconscient d'un accident
terrible, son avenir brisé, le reste de sa vie hanté par
les affolements de cette heure maudite, ne sont-ils pas
déjà un poids assez lourd dans la balance
du châtiment ?
Sans doute, Dieu seul est patient
parce qu'il est éternel
; mais quand la justice des hommes est sévère
sans miséricorde, elle n'est plus la justice.
Messieurs les Juges, vous appliquerez
la loi ; mais vous aurez bien quelque pitié pour
le pauvre et vieil aiguilleur.
Avenir d'Arcachon N° 2445 du 11/12/1898
L'accident de Gujan-Mestras – L'aiguilleur
Hostens, de la Compagnie du Midi, qui dans les premiers
jours d'octobre, à la suite d'un faux aiguillage,
occasionna en gare de Gujan-Mestras l'accident que nous
avons raconté en détail à nos lecteurs,
est renvoyé, par ordonnance de M. Naud, juge d'instruction,
devant le tribunal de police correctionnelle pour blessures
par imprudence.
Textes recueillis par Aimé Nouailhas
7/03/04